Sylvain Tesson

L’ennui

Sylvain Tesson

L’ennui

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Dans l’ennui, le temps se détache de l’existence et nous devient extérieur.

CIORAN, Entretiens

 

C’était une effraction de lumière. Les flots d’un soleil hivernal, agressif se déversaient sur le linoléum. Et l’inutilité de la clarté blessait les yeux des filles. Le ciel, parfaitement bleu, invitait au suicide.

— Ah… gémit Tatiana, se tournant vers le mur.

Aliona se leva, saisit le rouleau de scotch et retendit la couverture sur la vitre de la salle de séjour. Elle eut le temps de regarder l’horloge frappée du sigle CCCP en lettres d’or (un modèle de 1975, hérité du grand-père) : midi trente. Il fit noir à nouveau dans la pièce ena feu. Les systèmes de chauffage collectif des immeubles fonctionnaient à fond en février.

— J’ai une bite en métal en travers de la tête, dit Aliona.

— Moi, un tramway dans la nuque, dit Tatiana.

Elles enfouirent le bois de leur gueule dans les oreillers.

L’alcool opérait son massacre. Elles dormirent jusqu’à 17 heures, se levèrent, préparèrent du thé noir. Elles burent un litre en silence et mangèrent un paquet de biscuits à gestes mous. Il faisait déjà nuit. Elles ôtèrent la couverture qui obstruait la fenêtre : les lumières des barres de béton dessinaient des damiers jaune pâle sur les façades. La veille, elles étaient allées au Tamerlan. Avec leurs faces d’albâtre, leurs cheveux laqués blonds, et les turquoises de leurs iris, sertis dans l’amande de leurs yeux, elles avaient beaucoup moins de succès dans les boîtes de ces latitudes boréales quelles n’en auraient eu sur la corniche d’un pays de palmiers. Elles s’étaient saoulées avec une bouteille de vodka au piment. Deux militaires les avaient abordées avec la délicatesse des conscrits de l’armée russe. Un gros à moustache et un plus fin, vaguement pas mal. Ils avaient craché leur fiel contre la Tchétchénie, l’un d’eux s’était écroulé dans un fauteuil et l’autre avait crié « Groznyï est une pute » avant de sortir vomir. Un électricien de la compagnie KTP 11 les avait ensuite insultées et avait crié à Tatiana qu’elle n’aurait pas dû gifler son frère, l’an passé, et Tatiana s’était souvenue de trois semaines passées avec un attardé qui ne parlait que de pêche à la cuillère. Le type s’était fait virer par Igor, le videur du Tamerlan, originaire de Kazan. La piste de danse s’était vidée, les deux amies étaient restées seules. Elles avaient repris cent cinquante grammes de vodka, vidé quelques bières, puis Aliona avait cassé son talon de botte sur un tube ukrainien de 1998 et le retour avait été cauchemardesque parce que le grésil s’était levé dans la rue Proletarskaïa. Sur le fronton de la mairie, un panneau lumineux indiquait — 37 °C. Les rues étaient meringuées de gel et respirer la limaille de l’air était douloureux. C’était le 8 mars, la Journée de la femme, instituée par les Soviétiques, la fête la plus importante de l’année. Elles n’auraient jamais raté pareille occasion de passer un peu de bon temps.

Tatiana demeura toute la journée du lendemain plantée devant son reflet. La fenêtre donnait sur la rue des Komsomols et le blond des cheveux projetait un halo sur le carreau. La jeune Russe avait terminé ses études de langue à l’université d’Etat de Tomsk et était revenue au mois de septembre dans l’appartement de sa mère. Depuis six mois, elle attendait que quelque chose se passe. L’hiver s’était abattu sur la région à la mi-septembre, gelant tout espoir d’imprévu. Le pays n’a pas son pareil pour écraser l’existence. La Sibérie avortait le temps, fauchait les jours. Les heures tombaient mort-nées. Ici, seul le fatalisme permettait de supporter la vie.

Les cheminées de la station de chauffage puisaient leurs panaches : la vapeur d’eau moussait dans le ciel. Tatiana eut envie d’une meringue, ils en vendaient au magasin n° 3, à quatre cents mètres de l’immeuble. La perspective d’empiler les couches de vêtements, d’enfiler collants, cache-nez et cagoule la découragea. Ici, à quatre cents kilomètres au sud du cercle polaire, il fallait vingt minutes pour s’habiller. Elle se coucha sur le divan, alluma une cigarette et tenta de donner vie à un rond de fumée.

À 18 heures, à la fenêtre. Sa mère, guichetière à l’agence de la compagnie aérienne, rentrerait du travail une heure plus tard. On allumerait la télévision, avant la soupe. Ce soir, il y avait Voyna!, un film sur la guerre en Tchétchénie : les troupes d’assaut russes fichaient une correction aux islamistes et prenaient Groznyï en défouraillant dans les décombres.

L’avenir à Stirjivoïe était un sujet qu’on n’abordait pas. La ville consistait en un alignement de dominos d’immeubles posés à même la taïga, obstruant l’horizon. Obtenir un appartement dans ces stèles à la gloire de l’architecture concrète avait constitué le rêve des citoyens soviétiques. La moitié des habitants de Stirjivoïe travaillait dans les stations pétrolières. L’autre moitié attendait la première, au chaud dans les immeubles. La nuit, la ligne des torchères de gaz dansait et, vue des derniers étages, on aurait dit une guirlande de fête accrochée au-dessus de la forêt. Poutine avait remis la Russie sur les rails en orchestrant le pompage des gisements dans les confins de la Fédération. Depuis les années 2000, la Sibérie s’était hérissée de stations de forage. Les oléoducs avaient rampé sur les toundras, entravant les transhumances des rennes sauvages. La Russie sortait du sommeil, s’ébrouait, les pieds dans les barils. Le chuintement des brûleurs de gaz, le fusement des flammes avaient rompu le silence des clairières. Ces flambeaux dans la nuit étaient les voyants du retour du pays sur les marchés mondiaux. Ils allumaient l’espoir dans l’esprit des classes moyennes. Chez les prolos aussi : lorsqu’une torchère apparaissait dans la perspective d’une rue, les ivrognes naviguaient vers la lueur avec la certitude d’avoir trouvé un phare. Tatiana se demanda si elle avait le temps d’appeler Igor. Il travaillait comme mécanicien à la station électrique et ils se téléphonaient de temps en temps pour tirer un coup. Il arrivait dare-dare avec sa casquette de moujik, ses fossettes en coups de gouge et ses grosses mains rouges prédestinées au pétrissage. Les lattes du canapé du salon étaient défoncées et ils se finissaient par terre, sur la moquette vert kaki posée en 1977, l’année où le père de Tatiana avait pris sa retraite. Il était mon l’été d’après en tombant dans le lac Kotchelnik, défoncé au cognac arménien. Tatiana songea : pas le temps pour la baise, déjà 6 h 30. Journée quasiment morte et la mère qui n’allait pas tarder.

Le lendemain fut pire : une déportation d’insomniaque dans la clarté du jour. Tatiana n’appartenait plus au temps. Elle était sur sa rive et regardait passer les heures, sans plonger dans le fleuve. La nuit, l’insomniaque est pareillement débarqué du convoi de la durée. Il se tient immobile, dans ses draps en sueur, exclu du flux qui emporte les autres dormeurs. Elle, en état de veille, se sentait privée de ce droit élémentaire à dériver dans le courant des heures. Elle sirota du thé, fuma un paquet de cigarettes et comprit que son diplôme de français ne lui serait d’aucune utilité dans une ville de béton congelé, peuplée d’ouvriers ouzbeks, de techniciens polonais et de pétroliers russes. Elle s’était convaincue du rayonnement de cette langue qui, en réalité, n’était plus parlée que par soixante millions de petits-bourgeois épuisés, repliés sur le souvenir d’une grandeur fossile. Le français ne servait plus qu’à la revendication interne, à la plainte, au gémissement. Pour s’en sortir, dans ce monde, il fallait frapper à la porte de la chaire de chinois, d’arabe ou de japonais. Qu’allait-elle faire de sa maîtrise de l’imparfait du subjonctif et de ses théories sur la description flaubertienne?

Dehors, pour spectacle : les ballets des pelleteuses qui repoussaient les congères sur le côté de la rue des Komsomols. Le trafic ne faiblissait pas : Stirjivoïe était une ville active. Le pétrole pourvoyait les emplois. Il fallait pomper ce jus, l’exporter vers les centres de raffinage où il serait transformé en essence et servirait à remplir le réservoir de Hummer convoyant des filles à travers des villes tièdes, vers des mojitos frais et des soirées électriques. Elle se tenait exactement à la verticale de cet endroit où il ne se passe jamais rien : la source des choses. Bientôt, dans quelques semaines, la mère lui ferait comprendre que le salaire de vendeuse à la billetterie ne suffirait plus à entretenir une fille de vingt-cinq ans et qu’on ne pouvait passer l’existence à regarder la neige à travers les doubles vapeurs des clopes et du thé derrière une vitre. A l’agence, la vieille dame vendait des séjours tout compris en Thaïlande pour 50 000 roubles. Les charters déversaient des cohortes de Russes sur les plages du sud de la péninsule, non loin de la frontière malaise. Les vacanciers étalaient leurs ventres rouges, en rang, sur le sable, au pied de resorts en béton reconstruits à la hâte après le raz-de-marée de 2004. Le matin, ils filmaient les buffets à volonté avec leur caméscope et rentraient ensuite montrer les images à ceux qui s’apprêtaient à partir.

Tatiana s’allongea sur le canapé, composa le numéro d’Igor mais ne l’appela pas. Elle fixa le plafond. Une tache marron s’épanouissait sur la tenture, trace d’une fuite du ballon d’eau chaude des voisins, vingt ans auparavant.

Enfant, elle fixait les motifs des auréoles et y voyait des têtes d’hippocampes surgissant d’anémones. Aujourd’hui, la tache restait une tache. Une odeur de chou montait de l’appartement du dessous, imprégnait tout. C’était l’odeur de l’ennui russe. Le soleil déchira les nuages, illumina quelques instants le bulbe de l’église Notre-Dame-de-Kazan et le reflet planta un éclat au milieu de la tache du plafond. Tatiana imagina les babouchkas à l’œuvre devant l’iconostase. Elles devaient être en train de se prosterner devant l’icône, de s’écraser le visage contre les stigmates, et d’appeler de toutes leurs forces le monstrueux néant de la vie éternelle pour se consoler d’avoir traîné si patiemment le fardeau d’une existence en larmes sur la terre sibérienne. Elle se leva, regarda son cul dans la glace. Elle avait l’habitude de jeûner deux jours par semaine, elle avait banni la pomme de terre de son régime et refusait toujours l’ascenseur à l’université. Elle avait la fesse orthodoxe : un bulbe arrogant, durement galbé et haut perché. Un cul qui avait laissé un sillage de souvenirs, d’assauts, d’échecs et de hoquets au foyer des étudiants. Son salut était là, se dit-elle en se tenant les fesses, dos à la glace. Il était 6 heures. Il fallait faire quelque chose. Il fallait se tirer d’ici.

Le club 100 se tenait dans une ruelle du centre de Moscou, non loin de la prison de la Loubianka. Des putes et des condamnés : le quartier était voué aux gémissements. Une porte de bois s’ouvrait sous un porche flanqué de deux Russes de cent quatre-vingt-dix centimètres. Ils n’auraient pas déparé dans une compétition de combat illégal à Lefortevo et ne laissaient passer que deux sortes de gens : les habitués et les hommes descendant de 4 x 4 à vitres noires. Les clients s’enfonçaient par une volée de marches laquées, déposaient les manteaux au vestiaire et pénétraient dans une large salle où les coups de boutoir de la techno traversaient le ventre de filles, zébrées de laser comme une nuit arctique d’aurores boréales. Les putes dansaient de tous leurs membres ou prenaient un verre au bar, jambes provisoirement croisées. La température était parfaitement réglée pour que les êtres humains croisant dans l’établissement ne souffrent pas du froid lorsqu’ils vivaient en culotte ni de la chaleur lorsqu’ils gardaient leurs vestes. Tatiana passa deux ans au 100, assise sur des coussins rouges ou sur des hommes d’affaires, allongée sous des banquiers kazakhs ou debout, à la barre de strip-tease plantée au milieu du club, devant des journalistes démocrates de l’espace Schengen qui attendaient qu’un huitième shot de vodka dissolve leurs résidus de remords. Elle avait mis six mois à maîtriser le grand écart, sur la barre tournante, tête à l’envers, et s’était ensuite disputé avec Loudmila le podium des meilleures danseuses de l’endroit. Le 100 était fréquenté par des hommes d’affaires d’Asie centrale ou d’Europe, quelques députés de la Douma à qui étaient réservés un escalier dérobé et les chambres de VIP. Parfois, un écrivain américain ou un artiste Scandinave venait se confirmer à lui-même que les viviers des bordels moscovites avaient survécu à l’hémorragie des filles russes vers l’Union européenne.

L’endroit était tenu par un Anglais, Rupert W., qui avait réussi à échapper pendant dix ans au racket de la pègre, au harcèlement administratif et aux intimidations de la milice. Il parlait un russe enjôleur, traversé d’expressions littéraires, convoquait Dostoïevski dès que la situation s’embrouillait, s’était entouré de quelques associés géorgiens. Deux ans après son arrivée, il s’était converti à l’orthodoxie dans un monastère de l’Anneau d’or et ses psalmodies en vieux slavon, entrelardées d’envolées sur le salut de l’âme et la force de la foi, intimidaient les oligarques qui lui sollicitaient un rendez-vous pour renifler s’il n’y avait pas matière à extorsion. Il avait la joue creuse, le teint brûlé, l’œil aux aguets et quelque chose de l’iguane des Galapagos dans sa manière de se mouvoir prudemment, douloureusement, comme ces bêtes dont la démarche sur la lave séchée avait inspiré Darwin.

À grand renfort de Cioran et de Baudelaire, il expliquait aux visiteurs que les filles de son royaume pourpre étaient des saintes brûlées, que la chair était un tapis de prière et que le ventre des putes servait de creuset aux larmes des hommes damnés par leurs pulsions. Il recrutait les filles selon un principe qui excluait toute coercition : elles payaient un droit d’entrée et faisaient ensuite leurs affaires avec les clients. Le club prenait sa marge sur la location des alcôves et la consommation d’alcool. Les filles vendaient leurs chattes, Rupert louait ses chambres.

Tatiana n’avait pas mis longtemps à trouver le chemin de l’escalier du 100. Une de ses anciennes colocatrices du foyer étudiant de Tomsk officiait à la barre de strip-tease depuis l’hiver d’avant et lui avait proposé de rencontrer son patron. Quand Rupert et ses Géorgiens avaient vu arriver ce produit d’une nuit d’amour entre une princesse ouralo-altaïque et un boyard moscovite, qui parlait par surcroît un français parfait et irradiait une froideur de machine-outil, ils n’avaient pas hésité à lui proposer des cours de danse. Le reste s’était enchaîné très vite : le test sanguin pour s’assurer que Tatiana drainait un sang irréprochable et portait des muqueuses hygiéniques, et ce furent les premières passes.

Quand un Français pointait son contentement de lui au 100, on recommandait Tatiana. Les clients étaient des hommes de cinquante ans, des diplomates, des businessmen à qui la taille de leur ventre ne permettait plus d’espérer de jolis culs non tarifés. Les types lui demandaient son nom, certains s’extasiaient de la qualité de son français en finissant leurs verres et les moins pressés allaient jusqu’à s’enquérir de l’endroit où elle avait appris la langue. Mais la plupart se foutaient de la vénération de Flaubert entretenue dans les confins sibériens et tous finissaient par oublier que Tatiana les comprenait parfaitement lorsqu’ils lui crachaient à la gueule leurs « tu vas prendre cher, salope de viande russe ». Ceux-là concevaient quelque honte lorsque, se reculottant, ils s’entendaient dire par cette fille aux yeux morts et bleus :

« J’espère que vous avez tiré quelque agrément de ce qui vient d’advenir. »

Elle rencontra Alain un soir de la fin mars, à cette époque où Moscou se réchauffe. Les stalactites se décrochent des toits et, parfois, pourfendent un passant. Les gens pataugent dans la boue. Les voitures aspergent les piétons de giclées noires et les services de la voirie retrouvent, sous les congères en fonte, les ivrognes de l’hiver ensevelis par une nuit de neige. Alain vivait en Provence et, cette année-là, multipliait les séjours à Moscou pour négocier un contrat avec les autorités du ministère de l’Intérieur et de la Cité des Etoiles. Sa maison de production se lançait dans une saga pour la BBC, la ZDF et la chaîne Rossia sur l’épopée spatiale soviétique. Il s’agissait d’obtenir l’usage des milliers d’heures d’archives filmées que le FSB venait de déclassifier et cherchait à vendre au plus offrant. Alain passait des journées dans des couloirs recouverts de linoléum où des businessmen à carrure de boxeurs et des fonctionnaires à cheveux plats le pilotaient vers des négociations stériles et des conversations rythmées par les shots de vodka. Chaque soir, depuis une semaine, il venait dissoudre au 100 le goût de ces heures lénifiantes. Un jour, on lui présenta Tatiana, il sembla heureux de lui parler de Gagarine, des spoutniks, de la chienne Laïka. Il but une vodka pomme et une autre aux airelles. Il dansa avec elle, resta à la regarder faire semblant de s’empaler sur le chrome de la barre, partit subitement à 3 heures du matin et lui promit de revenir le lendemain. Il tint sa promesse ainsi que le jour suivant. Il ne demandait rien d’autre que de discuter en vidant fébrilement des verres qu’il abattait trop fort sur le comptoir. Il devait croire que c’était la coutume russe. Il demanda à Tatiana de lui décrire Tomsk, il lui raconta que la Provence était le plus bel endroit du monde et Saint-Rémy un paradis d’arômes. Elle ne pouvait en dire autant de sa ville natale et lui peignit une journée à Stirjivoïe, c’est-à-dire l’éternité. Un vendredi, il lui annonça qu’il avait remporté le marché des archives spatiales et paya un verre à toutes les filles. Il lui fit l’amour dans un salon du 100 où des cariatides en plâtre doré flanquaient un baldaquin turco-wagnérien. Le byzantinisme avait fini par déteindre sur le goût esthétique de Rupert. Ils prirent un bain moussant dans le jacuzzi en buvant un château-yquem. Tatiana, fille russe, n’aimait que les vins doux.

Ils se revirent le lendemain à l’Hôtel Ukraine où Alain était descendu parce que le personnel ne faisait pas attention aux gens qui montaient avec les clients. Ils dînèrent sous les stucs, gagnèrent la chambre à bord de l’ascenseur aux boiseries ouvragées et les tentures vieillies de la chambre étouffèrent les cris d’Alain qui n’étaient pas des insultes. Tatiana, à sa propre surprise, ne décompta pas cette fois-là les coups de reins qui précédaient la quille. En outre, Alain s’intéressait encore à elle, une fois rhabillé.

Sur la table de nuit, elle vit la Correspondance de Flaubert et lui apprit, l’air de rien, à travers la fumée d’une Craven A, que l’analyse des descriptions des peupliers de Croisset avait constitué le cœur de son mémoire, à l’université. Il la regarda fixement. Une déclaration d’amour commence par un exercice d’autopersuasion. Il venait de s’avouer qu’il l’aimait. Il restait à le lui dire. Les dîners servent à cela. Le soir, il lui offrit un bouquet qu’elle trouva laid – les fleuristes moscovites faisaient venir leurs tulipes de Hollande et les pétales avaient l’air de lattes de plastique. Il lui proposa de l’emmener en France. Elle lui répondit qu’il allait vite en besogne. Il lui répliqua que la vie de Gagarine lui avait appris à ne rien laisser en suspens. Il n’osa pas lui dire qu’il lui proposait l’Espace, cela aurait été mufle – à cause de la chienne. Il était assez mal fait, extraordinairement velu et mangeait trop. Il lui décrivit son mas, au pied des Alpilles. Il lui peignit sa solitude, sa vie réglée, le silence de ses nuits et ce fut cet aveu qui emporta Tatiana. Elle se revit à Stirjivoïe devant la glace, elle décida de dire oui. Pour la forme, elle émit des doutes sur l’obtention d’un visa. Alain connaissait l’ambassadeur, le mariage réglerait tout, elle obtiendrait ses titres de séjour plus vite que sa robe de mariée. Il était souvent à Paris et à Londres. Elle serait libre, elle aurait la Provence pour elle, il reviendrait le week-end, il l’emmènerait voyager. Il se voyait avec elle, au marché de Saint-Rémy, à son bras à Paris. Il se réjouissait du regard que ses amis porteraient sur elle. Ces petits-bourgeois sociaux-démocrates, totalement dénués de sens tragique, la prendraient pour la pute russe, elle qui avait lu, vécu, lutté bien davantage qu’aucun d’entre eux.

C’était une effraction de lumière. Le soleil de Méditerranée frappe en marteau, dissout tout espoir. Son rayonnement est une force qui rendrait nihiliste un prophète. Il avait éteint toute joie en Camus, il accablait les jeunes Algériens assis sur les jetées, il écrasait Tatiana depuis deux ans. Elle s’était installée avec Alain, sous les platanes de Saint-Rémy, sitôt quittée la Russie. Vautrée dans le canapé de cuir du séjour, elle leva une paupière. Les aiguilles de sa Mauboussin coupaient verticalement le cadran en deux. Midi trente. Elle appuya sur l’interrupteur qui commandait le store roulant de la baie vitrée. La treille métallique se baissa et masqua les Alpilles cramées de blancheur. Et les reflets bleus de la piscine ne dansèrent plus sur le plafond tendu de daim. Les bouteilles de bordeaux vidées la veille lui faisaient le même effet à la tête que si elle se les était cassées dessus. Le tanin du clerc-milon avait beau dater de 1975, il opérait ses ravages. À 17 heures, elle se leva, prépara un thé Assam de chez Dammann et le but à gorgées prudentes, dans la pénombre. Elle fit couler un bain dans la baignoire en marbre de Carrare et traversa moelleusement la couche de mousse vanillée qui crépitait sur l’eau chaude. Alors elle attendit que s’adoucisse la sape de la migraine.

La veille elle avait fait repeindre la chambre qu’elle partageait avec Alain avec un gris taupe de chez Farrow & Ball et avait voulu fêter la nouvelle teinte de la pièce en buvant du vin devant le calcaire rosissant des montagnes. Deux bouteilles plus tard et le soleil tombé derrière les crêtes, elle s’écroulait. Depuis son installation à Saint-Rémy, elle passait du temps devant cette fenêtre. Les Alpilles barraient le monde de leur vague blanche. À leur pied, la plaine cultivée était un tapis lavande. Alain l’avait emmenée à la Sainte-Baume, à la Sainte-Victoire, au mont Ventoux. Chaque fois, le même élan géologique, la même herse dressée dans des ciels uniformes. La Provence était un champ hérissé de remparts inutiles. La géologie avait laissé traîner ses vestiges.

Sa vie oscillait entre la fenêtre, la salle de bains et la cuisine où, sur un plan de travail en obsidienne, elle saupoudrait de parmesan des carpaccios très frais. Alain faisait de courtes apparitions dans le ciel de traîne de cette existence. Il arrivait derrière des bouquets de fleurs, la comblait d’attentions et repartait dans des sillages de promesses où il était question de réduire ses absences. Parfois une conversation avec le jardinier, le livreur ou un décorateur autoproclamé « architecte d’intérieur » rompait le silence climatisé. C’étaient des gens volubiles, serviables, largement malhonnêtes. Ils faisaient des gestes en parlant et la dégoûtaient car elle décelait dans leur sollicitude des envies de familiarité. Elles savaient que ces Français n’aimaient pas les Russes, qu’ils tenaient les Slaves de son genre pour des louves vénales et les mâles moujiks pour des brutes. Pour s’en convaincre, il n’y avait qu’à allumer l’écran plasma du salon et à écouter ce que les chaînes d’information déversaient sur son pays. Des nanas de vingt ans, nées dans un paradis, élevées entre Sciences-Po et la Toscane bégayaient leurs lieux communs sur la violence politique du Kremlin, la pesanteur héritée du système soviétique et le bafouage de la démocratie par des satrapes demi-asiates. Aucune ne se doutait du délabrement du bateau post-soviétique dont avaient hérité les autorités. Douze fuseaux horaires ensanglantés par près d’un siècle de démence socialiste ne se pilotent pas comme un duché bancaire de l’Europe baroque.

Au début, elle avait écumé les festivals provençaux — journées baroques de Lacoste, concerts de piano de La Roque-d’Anthéron, Chorégies d’Orange et soirées lyriques du Thoronet — et puis, lassée de cette illusion de culture, de ce faux appétit de beauté, elle s’était rabattue sur les magasins de Marseille, de Nîmes et d’Avignon, réduisant de plus en plus l’intervalle entre le moment où elle s’achetait un sac à main et le moment où elle le remplaçait. Sa vie avait consisté à acheter des choses derrière des vitrines et à les essayer devant des miroirs. Les armoires avaient débordé et l’excitation bien particulière de ne pas savoir exactement tout ce que l’on possède était vite retombée. Elle avait retrouvé la baie vitrée et la contemplation des Alpilles. Cet accident de roche pure arrêtait le regard en même temps que l’élan de La Crau. La première puis la seconde année étaient passées et le soleil imprimant ses nuances sur l’écran de calcaire avait été le seul à offrir un divertissement. De temps à autre, un minuscule sursaut d’énergie la poussait à régenter l’aménagement d’une plate-bande ou la décoration d’un pan de mur. Et puis tout retombait dans l’ordre, c’est-à-dire dans l’immobilité, et les aiguilles des ridicules petites pendules Directoire qu’affectionnait Alain étaient les seules à produire un effort pour traverser le temps.

Elle se réveilla dans le bain. La mousse avait fondu, laissant dans l’eau tiédie des auréoles moirées. Alain ne reviendrait que vendredi soir. La vanité de la semaine serait alors rompue pour deux jours par l’insignifiance de sa présence. Il faudrait ouvrir les jambes pour accueillir sa mollesse, supporter son enthousiasme, accepter l’affection de son mari jusqu’à l’écœurement. Elle soupira et, la tête appuyée sur le rebord de la baignoire, regarda le plafond. Elle remarqua pour la première fois que les veinures du marbre se rejoignaient à l’aplomb de la baignoire et formaient une tache pareille au nœud d’une planche. La zone sombre, ovoïde, reproduisait exactement la forme du plafond de l’appartement de Stirjivoïe et Tatiana perçut une sensation effroyable : flottant dans son bain parfumé, elle se rendit compte qu’elle était en train de subir un ennui parfaitement semblable à celui qui la ravageait, deux ans auparavant, à Stirjivoïe, en Sibérie. Et qu’elle en concevait de la nostalgie.

 


 

Sylvain Tesson “L’ennui” excerpt from his book S’abandonner à vivre © Gallimard, 2013.

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